Beauties & Beasts (B's & B's)
Le Beau dans tous ses états
Hanoun en automne (Un stage)
[Part One]
par Yves Uro
C’est au festival de Locarno, où je me rends régulièrement, que j’ai appris à mieux connaître Marcel Hanoun. J’ai également assisté au tournage de La Boulangère et la Cosmonaute dans son studio de Resson, près de Nogent sur Seine. C’est un lieu « de derrière les fagots », étonnant par son calme d’un autre âge, ses ruisseaux nerveux, sa « cabane-jouet » et ses toiles d’araignée argentées qui se balancent entre les branches.
Se détachant à l’horizon au fond du jardin, – rappel brutal d’un monde oblitéré qu’Hanoun ne refuse pourtant pas –, on aperçoit deux troncs géants sans visage et sans bras, dont le corset de fer gigantesque copie celui des centaines de « Jeannes d’Arc républicaines », qui peuplent nos pelouses et nos places publiques. Ce sont les deux énormes cheminées blanches toujours fumantes de la Centrale de Nogent sur Seine, qui font penser à l’immense colosse de Goya émergeant brutalement de la chaîne de Pyrénées afin de faire face à l’envahisseur napoléonien.
C'est là que demeure l’ermite dont les films font le tour du monde, mais qu'au fond presque personne ne connaît. Des sondages répétés auprès de nombreux lycéens m'ont appris que Bresson pareillement inconnu d'eux ! Alors, Hanoun… Pourtant, rien qu’au cours de l’année dernière [2002, NDLR], la Cinémathèque de Madrid, l’Université d’Harvard, le Festival de Locarno, la Maison des Écrivains de Paris, la Maison de la Culture de Lille, les cinémas Denfert et Accatone à Paris lui ont consacré des « Hommages ». Bien que pas spécialement bardé de diplômes, Hanoun a été enseignant à Paris I et à la Fémis, et on lui demande actuellement de parler de cinéma à l’Université de Sarajevo comme à celle de Lille.
Cependant, dira-t-il rageusement, une chaîne comme Arte persiste à ignorer son travail, alors que son film « Chemin d’Humanité a remporté un triomphe à Lille, quand il fut projeté aux ouvriers dont il retraçait l’histoire ». Sa réputation de metteur en scène un peu difficile, hâtivement labellisé « intellectuel », aurait-elle effarouché la chaîne franco-allemande que l’on sait ? Il poursuit : « Si Arte ne diffuse pas un de mes films seul, on pourrait, par exemple, présenter en même temps un autre film sur le même sujet, ce qui rendrait au public son libre arbitre. »
Conséquemment, pour voir ses films, il faut surtout se rendre aux « hommages » que lui rendent, de temps à autre, à la Cinémathèque française ou le Festival de Locarno . Comme il le dit lui-même, avec une infinie drôlerie, dans un de ses textes : « J’aime beaucoup le spectateur du premier rang, car il ignore que, derrière lui, la salle est vide ! ».
J’ai rencontré Marcel Hanoun dans des circonstances somme toute assez étranges, car j’étais, à cette époque, « étudiant-retraité » à Paris III, et lui, le patient relativement impossible de ma compagne d’alors, dermatologue de profession. Faute de budget, il cherchait un « monteur d’occasion ». Formulé autrement : « qui ne lui coûterait absolument rien ». Je devins donc, du jour au lendemain, sans l’avoir prémédité d'aucune façon, le « monteur bénévole » d’un grand homme de cinéma, et je ne me suis jamais remis de cet heureux hasard.
Un jour d’automne, je me présentai donc, un peu tremblant, au domicile de Marcel Hanoun, situé près de la fameuse Centrale de Nogent-sur-Seine. Je n’en menais pas large et, afin de me détendre un peu avant notre rencontre, je me mis dans l’idée de partir à la recherche d'un monument mégalithique (que je ne trouvai pas), suite à quoi je m’enlisai dans un chemin bourbeux ! Je parvins finalement à réunir suffisamment de courage pour tirer la sonnette d’une vieille maison perdue dans la campagne du hameau de Resson, à La Saulsotte.
Un petit patriarche barbu vint m’ouvrir la porte de son jardin. Je m’attendais de sa part à un léger discours de bienvenue mais, bizarrement, il se tut, et je me sentis soudain sous le contrôle absolu de ses yeux bleus qui me dévisageaient comme deux caméras, sans pudeur aucune.
Il travaillait donc dans cette maisonnette,devant sa fenêtre du premier étage donnant sur la forêt et qui était bordée de rideaux tremblants de velours brun. Quelques étagères complétaient l’illusion romanesque du lieu : des ouvrages sur Bresson, Dreyer, Antonioni, Saint Jean de la Croix et Louise Labbé, mais également des ouvrages sur l’aviation et la technique du cinéma.
J’y reconnus bien sûr mes cinéastes préférés mais, surtout, ce qui pouvait expliquer à mes yeux à la fois les dialogues raffinés, littéraires, poétiques et complexes de ses films et l’extraordinaire virtuosité de ses prises de vues. Seul le livre sur l’aviation me surprit, mais une certaine hauteur de vue, un certain angélisme ne semblait pas lui être tout à fait étranger. Pourtant, si je me sentis à l’aise en compagnie de ses livres familiers, la table d’en face me terrifia littéralement.
Hanoun travaillait alors sur Chemin d’Humanité, qu’il consacrait aux ouvriers grévistes de Massey-Ferguson. Sur une immense planche se dressaient en hauteur deux postes de télévision à dominante bleue, d’où émergeait une forêt de fils très noirs. Sous ces téléviseurs, dont il me dit très vite qu’ils n'étaient pas de très bonne qualité, on voyait une sorte de clavier nanti d’un gros bouton plat, qu’il ne cessait de palper sensuellement, provoquant ainsi dans le dialogue des bandes que nous projetions, des soubresauts, des grincements dodécaphoniques puis des arrêts soudains au milieu d'une phrase prononcée à la 25ème – et surtout pas à la 26ème – image.
La première personne interviewée était une femme glapissante qui se mit alors à crier : « Nous, les Massey ,on n’a jamais abandonné la lutte ! ». Le mot était lâché : « les Massey ! » J’entendais parler des ouvriers avec passion, pour la première fois :ils travaillaient tous chez Massey-Ferguson qui fabriquait ces séduisants tracteurs écarlates que je ne connaissais pas très bien. En fait, Hanoun voulait parler dans son film d’une grève finie depuis quinze ans, que les protagonistes, désormais à la retraite, lui avaient demandé d’évoquer, car ils étaient financés par le Centre Travail et Culture de Roubaix.
La surprise fut rude, car connaissant un peu Hanoun, dont le cinéma me paraissait plutôt teinté de philosophie, voire de métaphysique, je le croyais parfaitement incapable de parler de syndicats, de grève et de hausses de salaires. De plus, je trouvais – à chaud – le sujet peu intéressant et pas du tout cinématographique. C’était là un préjugé absurde : Guédiguian et Claire Simon avaient déjà abordé avec talent ce type de sujets… Pour ne rien dire de Matthieu Kassovitz, avec La Haine (que je ne prisais guère), et de Jean-François Richet, dont L’État des lieux m’avait davantage parlé. De facto, j’avais un peu de mal à imaginer l’auteur fragile d’ Un arbre fou d'oiseaux et le penseur métaphysique de Je meurs de vivre en « cinéaste social ». Autre préjugé.
Les premiers jours furent assez décourageants, car nous étions pressés et je me sentais, à juste titre, parfaitement incompétent. Marcel avait promis le film pour la fin du mois. La soirée de réception à Lille était prête, les plaques publicitaires distribuées et nous avions devant nous vingt heures de rushes qui devaient se transformer en un film de cinquante minutes. Or, nous ne parvenions à produire que quelques minutes par jour.
Les vingt heures de rushes vidéo avaient été répertoriées par l'assistante Estelle Courtois, sylphe noir aux anglaises tourbillonnantes, qui assistait jusque là Marcel sur tous ses films. Trois autres personnages l’entouraient depuis des années. Lucienne Deschamps, star de l’ombre qui, en prieure austère, en femme-écrivain brisée ou en juvénile péronnelle, faisait dans les trois cas preuve d’un naturel impressionnant.
C’était toujours le géant noir et famélique, Frédéric Acquaviva, qui créait ses musiques et le sexagénaire fantasque et libre, au coquet chignon blanc, Erwin Huppert, qui éclairait subtilement tous ses films. Autrefois, Michael Lonsdale, Anne Wiazemsky, Emmanuelle Riva, Alain Robbe-Grillet avaient travaillé pour lui et Jean Eustache avait été son assistant. La blonde Estelle n'était pas libre cette fois-là, ce qui expliquait donc ma présence un peu incongrue aux côtés du metteur en scène.
Retour sur la table surencombrée évoquée un peu plus haut. La télévision de gauche est en fait un moniteur rattaché au magnétoscope-lecteur numérique placé en dessous, lui même rattaché à un magnétoscope- enregistreur numérique également, situé à sa droite et pourvu d’une molette que Marcel presse souvent et langoureusement. Au dessus du magnétoscope de droite se trouve un second poste de télévision, celui de l'enregistrement. L’image en provenance du lecteur passe donc à volonté sur l’écran enregistreur, où elle est copiée – ou non – selon sa qualité. La molette du magnétoscope enregistreur de droite fonctionne à une vitesse variable : défilé image par image à l’intérieur, vitesse rapide à l’extérieur. Bien entendu, il s'agit pour Marcel à partir d’enregistrements vidéo, de monter un film qui coûte objectivement peu cher, mais dont la qualité est, dit-il, maintenant étonnante.
Marcel Hanoun déteste le système financier dans lequel se noie le cinéma actuel, estimant que l'industrie traditionnelle bloque les artistes originaux. Il travaille donc en marge du système, seul ou presque avec son outil de travail, comme un écrivain dont l’ordinateur serait un caméscope perfectionné. En cet automne, deux Jeanne d’Arc sont ainsi sur le point d'éclore, celle de Marcel Hanoun… et celle, légèrement onéreuse, de Luc Besson !
Yves Uro, 2003-2018.
À suivre…