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Cocteau vs. Guitry : Une amitié impossible ?

par Morel De Méral

Si l’on excepte le protagoniste du Testament d’Orphée (1959), la carrière de Jean Cocteau « acteur de cinéma » tient en exactement deux films, l’un et l’autre tournés au plein cœur de l’Occupation. Dialoguiste du Baron fantôme (Serge de Poligny, 1942), prototype du film fantastique à la française, il s’invite devant la caméra le temps d’y silhouetter une momie costumée en vieux baron. Qu’un courant d’air passe malencontreuse-ment et le « mannequin de bazar », tel que le qualifiera Paul Vecchiali, tombe en poussière, avant même d’avoir pu livrer ses derniers secrets. Miraculeusement revenu d’outre-tombe, et un peu rajeuni au passage, l’auteur de La Machine infernale et de La Machine à écrire endosse la barbe bien taillée et les favoris d’Alfred de Musset pour prononcer, objectivement fort mal, l’homélie de María Garcia qui vient de s’éteindre (La Malibran, 1943). Sa prestation, bien plus pittoresque, sous la perruque poudrée du baron fantôme n’avait eu les honneurs ni du générique, ni de l’affiche. Plus généreux que Poligny, Guitry, en souvenir d’une amitié déjà vieille à l’époque d’une bonne quarantaine d’années, lui octroie en plus du rôle une vedette américaine partagée avec Geneviève de Séréville, peut-être satisfait, au fond, d’avoir, renoué sur le tard avec le compagnon longtemps perdu de vue des années-Chartlotte Lysès.

Encore mineur, le jeune Cocteau a intimement fréquenté ceux qu’on ne désignait alors, dans le Tout-Paris chic, que sous le vocable collectif, aux allures de mot-valise, des « Sacharlotte », et qui étaient alors ses voisins. Entre l’encore raisonnablement bohème Guitry, âgé à l’époque d’une petite vingtaine d’années, et le futur académicien-français, qui devait en compter alors seize ou dix-sept, le courant était tout de suite passé : le second prit très vite l’habitude de s’inviter sans crier gare chez le premier (et sa première), le premier celle de signer au second des mots d’excuse destinés à l’inquiète Madame Cocteau mère, et les choses durèrent ce que durent généralement les années de jeunesse. Un jour, Sacha, devenu le roi de Paris, quitta Charlotte, et à l’instar de Colette ou de Marguerite Moreno, Cocteau, point encore devenu le grand auteur dramatique, l’immense auteur tout court et le talent protéiforme que l’on sait, prit immédiatement parti pour l’épouse délaissée. Déjà prêt – il n’avait pas fait pour rien ses classes chez les « Sacharlotte » – à se goberger à l’envi de ses traits d’esprit, bons ou mauvais, il décréta que le succès d’Yvonne Printemps serait aussi éphémère que la saison à laquelle elle avait emprunté son nom de scène (dans le genre prophétie ratée, il faudra attendre Élizabeth Teissier recommandant à ses lecteurs de voyager le 11 septembre 2001 pour battre un tel record), le mot courut naturellement à travers tout Paris, et ce qui restait de son amitié de jeunesse avec Guitry en fit durablement les frais. Vingt-cinq ans semblent s’être écoulés avant que Cocteau, devenu entre temps l’autre roi de Paris, ne se rabiboche du jour au lendemain avec Sacha. Entre temps l’un et l’autre auront connu des trajectoires à la fois parallèles – donc amenées par définition même à ne plus se croiser – et contradictoires.

An de grâce 1927 : Cocteau – bien que voué aux gémonies depuis six ou sept ans par les Surréalistes – règne en maître, depuis une dizaine d’années sur l’avant-garde, fréquente assidûment le groupe des Six et passe d’un paradis artificiel à l’autre en compagnie du boxeur Marcel Khill ou du poète Jean Desbordes. Guitry, quant à lui voué aux gémonies par les mousquetaires du Cartel, s’embarque pour l’Amérique en compagnie du Printemps qui, contre toute attente, s’est prolongé plus que de raison, fait régulièrement mettre ses pièces en musique par Reynaldo Hahn plutôt que par Germaine Tailleferre, Darius Milhaud ou Francis Poulenc, a une sainte horreur de la drogue, et n’incarne plus, aux yeux de la jeune garde qu’un sorte de mètre étalon du Boulevard dans ce qu’il peut comporter de plus bourgeois, de plus vieillot et de plus bling-bling, pour ne pas dire de plus ringard. Cocteau a trente-huit ans et joue (déjà) admirablement les chefs de file, Guitry n’en compte que quarante-deux – la différence, au fond, n’est pas si grande – et ne semble vouloir cesser d’évoquer l’ombre du père-acteur récemment disparu que pour célébrer pêle-mêle Mirbeau, Courteline, Alphonse Allais, Tristan Bernard ou Georges de Porto-Riche. L’un transforme le moindre appartement de passage en fumerie d’opium, l’autre a fait de l’hôtel particulier de Lucien Guitry un des plus riches musées privés de France. Tandis que Jean, inlassable, collectionne les coups de foudres amoureux, presque toujours masculins (à l'exception notoire de Natalia Pavlovna, princesse Paley), Sacha préfère collectionner les autographes de Clemenceau, les lettres autographes de Victor Hugo, les éditions originales de Montaigne et les petites cuillères ayant appartenu à Sarah Bernhardt, tout en restant fidèle à une femme (et quel femme !), qu’il peine au reste à honorer autrement qu’en lui faisant des scènes, à la ville comme sur les planches. Cocteau, s’il a autrefois fréquenté Proust et approché l’ex-impératrice Eugénie, lorgne déjà de toutes ses forces vers l’An 2000, là où Guitry reste longtemps scotché, pas ad vitam mais presque, sur la Belle Époque. Comment en ces conditions auraient-ils pu traverser côte à côte l’entre-deux-guerres et ses années qui se voulaient folles et le furent peut-être ?

Un jour pourtant, le cap de la cinquantaine franchi de part et d’autre, Cocteau, quoique volontiers critique à l’encontre de certaines pièces de Guitry, mais assuré de pouvoir désormais traiter avec lui d’égal à égal, accepte, comme en gage de réconciliation tardive, de se produire dans La Malibran au cours de l’été 1943. Quelques mois plus tard, les deux rois de Paris scellent encore un peu plus leur amitié retrouvée en entreprenant, ensemble ou séparément, de méritoires démarches destinées à obtenir de l’Occupant la remise en liberté de Max Jacob, promis à la déportation malgré un âge avancé et une conversion au catholicisme déjà vieille d’une trentaine d’années. Le fidèle René Fauchois, la déclinante mais toujours très en vue Misia Sert joindront leurs effort aux leurs, les Allemands, mis au pied du mur, y mettront du coup pour une fois un peu du leur, et l’ancien compagnon de route d’Apollinaire et de Modigliani, faute d’avoir été rendu à ses foyers à temps, terminera ses jours à l’infirmerie de Drancy plutôt que dans la chambre à gaz à laquelle il semblait promis.

Guitry. Cocteau. Fauchois. Symboliquement, vers la même époque, le commentaire off de l’expérimentalo-minimaliste De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain (1944) réunit, sur la même bande-son, les auteurs de Pasteur, d’Orphée et de Boudu sauvé des eaux, affichés tous trois ensemble pour la seule et unique fois de leurs carrières respectives. Moins de trois mois plus tard, et bien plus heureux sur ce point que Guitry, envoyé par les Libérateurs d’août 1944 croupir durant deux mois à Drancy, Cocteau, ayant su faire oublier à temps l’amitié notoire qui l’avait lié, quelques années durant, au sculpteur allemand (et pro-nazi) Arno Breker, passera sans difficulté majeure entre les fourches caudines de l’Épuration un peu grâce à Alain Laubreaux, un peu grâce à Jean Marais 1, et pourra reprendre dans la foulée la carrière, amorcée quinze ans plus tôt avec Le Sang d’un poète (1930), de cinéaste inégalement inspiré mais brillant (La Belle et la Bête, 1945). Comme Guitry, il prendra l'heureuse - pas toujours - habitude de porter ses pièces à l’écran dans leur distribution d’origine ou presque (L’Aigle à deux têtes, 1947 ; Les Parents terribles, 1948). Comme Guitry, il fascinera durablement les Nouveaux-Vagues, et l’on pourrait presque parler de parcours parallèles si la vapeur ne s’était pas brusquement inversée, dans le cas du seul Cocteau, à la toute fin des années 40. Condamné au chômage par l’insuccès notoire – et fort injuste – d’Orphée (1949), en conséquence proscrit du jour au lendemain par tout ce que Paris pouvait alors comporter de producteurs et de distributeurs, l’ami perdu-retrouvé de Guitry dut piétiner dix ans au parterre avant de reprendre le chemin des studios avec l’aide de François Truffaut (Le Testament d’Orphée, 1959), là où Sacha, miraculeusement rentré en grâce, avait pu reprendre ses activités de cinéaste à un rythme d’enfer dès 1949. L'année même ou le Poète disparut brutalement des circuits cinématographiques officiels 2, le Maître, lui, mit trois nouveaux films en chantier. Cocteau en conçut-il de l’amertume ? On ne sait.

Ce que l’on sait très bien, en revanche, c’est que passées les heures noires de l’Épuration, il ne fut pas le dernier à se presser à la soirée donnée en son riche appartement par la galeriste Ror Volmar, à l’initiative de José Noguero, et destinée à célébrer tout à la fois la « rentrée parisienne » de Sacha, fraîchement sorti de Drancy, et son soixantième anniversaire. Dominique Desanti, dans son très partisan ouvrage consacré à Guitry a brièvement évoqué ce semi-happening mondain appelé de tous leurs vœux par les amis des bons et des mauvais jours. Il était logique somme toute que l’ami Cocteau en fût, comme en furent Paul Fort, pour l’heure lui aussi mis à l’index, René Fauchois, Édith Piaf, Elvire Popesco, la fidèle d’entre le fidèles Geori Boué, le débutant Henri Belly, le futur historien Alain Decaux et quelques autres. Et peut-être, quelques années plus tard, Cocteau, sexagénaire confirmé et cinéaste privé de travail, vécut-il la triple incursion de Jeannot – parti vivre dans l’intervalle avec un jeune danseur devenu la coqueluche de Paris – dans le triptyque historique « Versailles-Napoléon-Paris » comme un tribut ultime payé par Guitry aux mânes, ressuscités une petite décennie auparavant, d’une amitié en dents de scie remontant, mine de rien, à plus d’un demi-siècle. Toujours est-il que lorsque Sacha rendit son dernier souffle, il fut l’un des premiers à venir exprimer son chagrin, vêtu pour la circonstance de son habit d’académicien, et confessant à cette occasion – probablement pour la première fois d’une existence plus qu’avancée en âge – que sa jeunesse était bel et bien définitivement morte en même temps que s’était éteint l’ami qui, vingtenaire insouciant, lui signait de faux billets d’excuse destinés à calmer les angoisses maternelles de la toujours un peu inquiète Eugénie Cocteau.

Morel De Méral.

1. Extrêmement bien vu, et fréquemment sollicité en conséquence, par l’Occupant, Cocteau, à l’inverse de Guitry était à la fois dans le collimateur de Vichy et dans celui de la presse collaborationniste, qui en avait fait l’une de ses principales têtes de Turc. Le souvenir de quatre années de dézingage en règle par Laubreaux et consorts, de même que le relativement tardif et très largement médiatisé engagement de Jean Marais parmi les FFL (le plus gros du danger étant, alors, passé depuis belle lurette), expliquent en grande partie le fait que Cocteau ait pu traverser l’Épuration chevelure indemne et plus en pétard que jamais.

2. Cocteau démarra cependant dès 1950 le tournage confidentiel d'un Coriolan demeuré inédit, interprété par Jean Marais, Josette Day etÉdouard Dermit. Le film fit l'objet d'une projection privée ou deux, mais ses bandes dorment, depuis bientôt 70 ans, dans le coffre-fort des héritiers de son producteur.

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