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13 Fragments de Mila P.

par Morel De Méral

À l’instar de son exacte contemporaine et amie Danielle Darrieux, Mila Parely (1917-2012) pouvait et savait tout jouer. Elle en fit la preuve à plus de quarante reprises entre 1932 (l’année de ses premiers pas cinématographiques) et 1951 (l’année de son retrait volontaire des studios). Dans l’intervalle, elle aura successivement travaillé sous la direction de Lang, Grémillon, Siodmak, L’Herbier, Guitry, Pabst, Boyer, Duvivier, Renoir, Bresson, Cocteau, Ophuls : on aura vu palmarès moins glorieux.

Née dans le 9ème arrondissement de Paris, de parents polonais, Mila Parely a grandi à Vichy, dans l’appartement familial faisant face au kiosque à musique. C’est face au même kiosque à musique, mais vu depuis la suite « privatisée » d’un palace où elle résidait à l’année depuis plus de trente ans, que ses paupières se sont définitivement closes, au mois de janvier 2012. Depuis 2006 ou 2007, son esprit vif-argent avait dû abdiquer face aux progrès allés crescendo, au fil des ans, d’un vilain Alzheimer.

Actrice dans l’âme, et elle le sera restée jusqu’à la fin de sa vie, Mila avait pleinement adoré son métier deux décennies durant. Lorsqu’elle y renonça, afin d’accompagner son mari, le pilote automobile écossais « T.A.S.O » (acronyme pour Thomas Alastair Sutherland Ogi) Mathieson dans la convalescence – plus longue que prévu – rendue indispensable par un grave accident et pour laquelle les médecins avaient préconisé plusieurs années de repos complet au Portugal. Il n’est pas complètement que tout au long de cet exil volontaire et assumé, Mila ne feuilleta pas, de mémoire – les VHS, les DVD, la VOD et le Replay n’existaient pas dans les années 1950, Internet et les captures d’écran non plus – l’album aux souvenirs.

De cet album, nous avons extrait dix instantanés. Nous aurions pu, aisément, doubler la mise, tant le parcours artistique de l’intéressée aura abondé en références choisies. Refermées les portes de la Maison Tellier (Le Plaisir, Max Ophuls, 1951), le Septième Art ne fit plus appel à elle qu’au compte-goutte. On la revit néanmoins chez le so culte Terence Fischer au premier tiers des années 1950, chez Daniel Vigne dans une comédie désuète Eighties, et l’on regrette un peu qu’Agnès Varda ait coupé son rôle du montage définitif des Cent et Une Nuits de Simon Cinéma, au premier tiers de la décennie suivante.

Regretter, regrets… Aucun terme ne semble, pour autant, plus inapproprié, dès qu’il s’agit de raviver le souvenir de Mila. Entrée très tôt dans la carrière, elle avait tout connu de la vie. À Berlin, en 1933 – elle était alors âgée de quinze ans et demi, elle avait assisté, depuis la fameuse « Pension Impériale » où logeaient les artistes venus tournés dans les studios de Babelsberg, à l’incendie du Reichstag. Pas plus qu’Edwige Feuillère, on ne la crut lorsque, rentrée à Paris, elle raconta ce qu’elle avait vu sur place. L’Histoire ne lui en donna pas moins raison. Approchée par les talent scouts américains de passage dans la capitale, elle avait franchi l’Atlantique et chanté durant un an dans l’orchestre de Rudy Vallée, avant de passer des essais à Hollywood. Se pliant mal – comme Darrieux,à peu près vers la même époque – aux diktats des majors étasuniennes, elle regagna la France en 1936, et y reprit sans attendre le fil de sa carrière de valeur montante des studios exactement où elle l’avait laissée.

Mila Parely ne fut jamais une « star », du moins au sens hollywoodien du terme, et ne caracola jamais véritablement au box-office. À de très rares exceptions près, elle ne fut jamais considérée par la profession, comme une actrice bankable, ce dont elle se fichait, au reste, éperdument. Mais elle était admirée, appréciée, demandée et redemandée par les plus grands, qui derrière la comédienne la plus élégante et la plus photographiée de Paris (titres qu’elle disputa longtemps à Jacqueline Delubac, son ennemie jurée ad vitam et réciproquement), n’avaient pas longs à repérer l’artiste d’exception. Des années après l’interruption soudaine de sa carrière, elle continua longtemps à fasciner. Robert Hossein et Jean-Claude Brialy la situaient l’un et l’autre très haut dans leurs panthéons personnels, Pierre Bergé lui donna un coup de pouce décisif lorsque, devenue veuve, elle émit le désir de retravailler. Faute de rôles à sa mesure, Mila devint, durant quelques années, l’une des hôtesses mondaines et public relations les plus en vue de Paris.

La dernière fois que j’ai vu Mila, visiblement lassée d’un déjeuner seize couverts donné dans le meilleur restaurant de Vichy (vue sur un lac incluse) et qui traînait un peu trop en longueur à son goût, elle avait quitté la table le plus discrètement du monde afin d’aller jeter du pain aux canards qui barbotaient à trois mètres de là. Bienveillante, empathique, Mila aimait les gens mais il n’est pas interdit de penser qu’elle avait appris, au fil du temps, à leur préférer la compagnie des animaux. Son vaste appartement vichyssois – huit mètres sous plafond, ce qui lui permettait d’avoir des arbres « à domicile » – était une sorte de paradis pour chats et pour poissons rouges. De mémoire, son aquarium high tech, faisait six à huit mètres de long. De mémoire toujours, le benjamin de ses chats (« on dit que les félins sont indépendants, c’est faux : le mien fait une syncope à chaque fois que je m’absente de chez moi, j’ai dû engager une cat-sitter ») passait était capable de passer dix à douze heures par jour devant le fameux aquarium. Sur le mur faisant face à ce dernier, un portrait 6 m x 4 m, de Mila, signé d’un peintre en vue du Swinging London, et que époux, définitivement remis de son accident automobile, lui avait offert à l’occasion de leur dixième anniversaire de mariage.

De ces neuf décennies et demie passée sur Terre, Mila, comme toute grande amoureuse un tant soit peu digne de cette appellation, n’avait prioritairement retenu que les « deux hommes de sa vie » : Jean Marais, qu’elle fut la seule femme à avoir – provisoirement, mais leur romance dura tout de même un an – converti aux amours hétérosexuelles, et Thomas Mathieson. Cela ne l’empêchait pas d’évoquer, de fort bonne grâce, ses fastes et prolifiques années-Cinéma, mais invariablement, et sans aucune solution de continuité, elle finissait toujours par revenir à « Jeannot » et à « T.A.S.O ».

Quant à nous, il nous reste à jamais les films – et quels films – enchaînés, pas loin de vingt années durant, par Mila P., actrice-Stradivarius ascendant panthère royale d’Insulide à l’écran, lumineuse personne, hôtesse exquise et amie délicieuse à la ville.

Morel De Méral.

Liliom (Fritz Lang, 1933)

Après deux petits rôles sous la direction de Carl Lamac (Baby, 1932), Pierre Chenal (Le Martyre de l’obèse, 1932) et une apparition express dans un long-métrage de fiction « prophylactique » (L’Amour qu’il faut aux femmes, Adolf Trotz, 1933), Mila Parely est choisie par Fritz Lang pour interpréter, de façon bien plus marquante, la dactylo céleste – ou plutôt l’ange-dactylo – coiffée à la Caracalla de son Liliom 2.0, agitant ses ailes en cadence tout en tapotant sur le clavier AZERTY de sa machine à écrire. Elle ne parle, ce faisant, pas beaucoup, mais elle crève – déjà – l’écran.

Mister Flow (Robert Siodmak, 1936)

Comédie trois étoiles menée pied au plancher par Fernand Gravey et Edwige Feuillère, lui vedette de l’écran déjà installée, elle, actrice venant de décrocher son pass pour le star system, Mister Flow n’offre encore qu’une portion très congrue à Mila, fraîchement rentrée d’Amérique, après un détour expres par Berlin, et distribuée dans un rôle relativement secondaire, à mi-chemin entre la secrétaire et le trottin. Pour autant, loin des petites femmes de convention telles que se les figuraient le cinéma en Noir et Blanc des années 1930, elle y témoigne, l’espace de trois ou quatre scènes, d’une vis comica rien moins qu’imparable, alliée à un jeu déjà très affirmé.

Remontons les Champs- Élysées (Sacha Guitry & Robert Bibal, 1938)

Arletty « coincée » sur le tournage d’Hôtel du Nord, Guitry, en quête d’une actrice à même de la remplacer dans le double rôle de la « servante de Marat » et de « la fille de Marat et de sa servante », chargea sa scripte et assistante Jeanne Étiévent de lui dénicher la perle rare. Repérée sur les planches (alors qu’elle s’était déjà illustrée au bas mot dans une vingtaine de films !) et engagée dans la foulée, Mila endossa sans difficulté apparente la succession d’Arlette. Tricoteuse sous la Révolution, elle crève les lieux au trop naïf « Ludovic », dont elle fait envoyer au passage la mère et le beau-père à l’échafaud. Ce avant de réapparaître dans le personnage bien plus charmant de prime abord – mais fondamentalement aussi cruel – de la fille de Marat et de la tricoteuse évoquée plus haut, épousant le même Ludovic après qu’il a fait sa conquête, puis terminant, devenue veuve, ses jours dans un couvent « où, seule manifestation de sa très lourde hérédité, elle n’avait pas son pareil pour allumer les feux, pour saigner les cochons et pour couper le cou des volailles. » Guitry, conquis lui aussi, la réengage peu après pour reprendre, là encore à la dernière minute, le rôle de l’androgyne Camille Duplessis d’Un monde fou (Théâtre de la Madeleine, 1938) laissé vacant par le départ inopiné mais prévisible de Jacqueline Delubac. Il la rappellera encore, aux pires heures de l’Occupation, pour afin de lui octroyer la capricieuse Floriane de Donne-moi tes yeux (1943), modèle teigneux et pétardier exigeant du peintre qui a figé sa nudité dans une Léda au cygne qu’il lui rajoute quelques vêtements afin de calmer l’irritation de son ami sérieux.

L ’Esclave blanche (Marc Sorkin & Georg Wilhelm Pabst, 1938)

La jalouse et néanmoins poignante « Tarquine » de L’Esclave blanche (Marc Sorkin, 1938) annonce avec treize années d’avance la « Raphaèle » du Plaisir (Max Ophuls, 1951). En ces années 1930 finissantes, les Orientales mystérieuses – et parfois douloureuses – siéent déjà particulièrement bien à l’actrice, ici perle noire d’un Harem reconstitué en studio luttant pied à pied avec la capiteuse Viviane Romance – qui n’avait d’ailleurs rien demandé – pour conserver la faveur du Sultan. L’Esclave blanche marque, en mode mineur et néanmoins ultraprobant, la première rencontre face caméra de Mila et de Dalio, quelques mois avant la mise en chantier du tournage de La Règle du jeu.

La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939)

Drame comique, ou inversement, ressuscitant transposant l’esprit de Marivaux dans le climat plombé de l’immédiate avant-guerre, La Règle du jeu ne serait peut-être pas le chef-d’œuvre qu’il est devenu au fil du temps, après une première sortie en salles désastreuse, sans l’excellence de la troupe réunie par Renoir : Dalio, Carette, Roland Toutain, Gaston Modot, Pierre Magnier, Paulette Dubost, Odette Talazac, Claire Gérard, Nora Gregor – beauté danoise révélée par Dreyer quinze ans auparavant – et, donc, Mila Parely, présente de la première de la bobine et dessinant avec adresse un personnage singulier, apte à concilier légèreté de façade et profondeur, blessures amoureuses secrètes et empathie sincère à l’égard de l’épouse-rivale reconquise par l’indécis marquis de La Cheyniest. L’actrice ouvre le film en citant, avec tout le cynisme requis, l’aphorisme bien connu de Chamfort sur « l’amour-échange de deux fantaisies et contact de deux épidermes », mais elle le termine costumée en Gitane et grise de Champagne. Dans l’intervalle, elle aura pris part à l’anthologique partie de chasse constituant le panneau central du film, dansé la gigue (ou quoi que ce soit d’approchant), vêtue d’un élégantissime négligé de soie, et consacré l’essentiel du temps séparant les prises de vues, à fuir les ardeurs un peu trop pressantes de « Papa Renoir », notoirement toujours un peu amoureux de ses actrices. Depuis le Weinsteingate, on qualifierait cela de harcèlement caractérisé, mais à l’époque, c’était largement admis. En off, mais seulement en off, Mila confiait volontiers avoir, durant tout le tournage, posté à l’entrée de sa loge une habilleuse de cent vingt kilos dans le but avéré de décourager les tentatives d’approche du grand cinéaste que l’on sait. Balance ton Renoir ?

Circonstances atténuantes (Jean Boyer, 1939)

Le portail solognot de la Colinière dûment refermé pour ne plus rouvrir, Mila, déjà parfaitement rompue aux rôles de composition, courut silhouetter, à la toute fin de Circonstances atténuantes, une ex-taularde – mi-prostituée, mi-entôleuse – en col roulé noir débarquant à l’improviste dans le bistrot-guinguette de l’impayable Dorville et dévoilant aux habitués du lieu la véritable identité de Michel Simon, sous la physionomie bonasse duquel elle a reconnu, au premier coup d’œil, celle du magistrat sévère qui l’a envoyée croupir derrière les barreaux six ou huit mois plus tôt. Son personnage, sans prénom attribué, est simplement désigné comme « La Panthère », ce qui lui va comme un gant, et la comédie, qui mérite toujours ses quatre étoiles huit décennies après sa première sortie en salles, lui permet de croiser face caméra, outre Michel Simon, la plus épatante que jamais Arletty, qu’elle avait si bien, l’année précédente, remplacé au pied levé sous la direction efficiente de Sacha Guitry.

Les Anges du péché (Robert Bresson, 1943)

Absente des radars cinématographiques tout au long de l’année 1941 (la production en zone occupée ayant subi une interruption de douze mois suite à l’entrée des troupes allemandes dans Paris), Mila effectua un retour en force dans les studios à partir du printemps-été 1942, à la faveur de rôles plus importants ce que ceux qu’elle avait interprétés tout au long de la décennie précédente, mais désormais abonnée – au reste pour longtemps – aux emplois d’aventurières patentées, briseuses de ménages et autres femmes de mauvaise vie, passées maître dans l’art de souffler sans regret ni remords leurs petits amis à de pures et chastes jeunes filles. « Yada » du Lit à colonnes (Roland Tual, 1942) absolument dépourvue de tout scrupule, elle précipite Jean Marais derrière les barreaux, avant de briser, d’un simple coup d’éventail, la réputation pourtant bien établie de la famille Roquevillard (Les Roquevillard, Jean Dréville, 1943). Comme pour se racheter une conduite, elle endosse peu après, avec toute la probité requise, la « sœur Madeleine » des Anges du péché, dont ne reste pas grand-chose dans le montage définitif. Sa mésentente notoire avec Bresson, tout au long du tournage de ce film de plus en plus désavoué par son auteur au fil du temps (en résumé : « de vraies actrices : pouah ! ») y fut peut-être pour quelque chose. Pour autant, Mila sut se tailler, l’espace de trois ou quatre brèves séquences, une place de choix parmi les conventines des Anges…, déclinant sa partition à niveau de jeu égal avec Renée Faure, Jany Holt, Louise Sylvie et Marie-Hélène Dasté.

Le Père Serge (Lucien Ganier-Raymond, 1945)

Après un bref détour par la comédie musicale low coast (Le Cavalier noir, Gilles Grangier, 1944) à la toute fin de l’Occupation, Mila rempile dans le registre « femme fatale » et jette son dévolu, tout au long du premier long-métrage de Lucien Ganier-Raymond, sur Jacques Dumesnil, prêtre orthodoxe en quête de sainteté, dont elle perturbe à la fois la vocation religieuse et les amours naissantes avec Ariane Borg, beauté diaphane et blonde. De guère lasse, Serge, que la vision de Mila retirant lentement ses bas a suffi à mettre dans un état indescriptible, finira, comme prévu, par se entrer dans les Ordres d’abord, courir s’enterrer dans le premier monastère venu ensuite. À la décharge du réalisateur et de ses scénaristes, le personnage de la tentatrice de service, supérieurement personnifié par sa troublante interprète, échappe à toute forme de stigmatisation malvenue (ce qui est bien). Était-il, pour autant, absolument nécessaire de le faire réapparaître en mode pécheresse repentie sur la toute dernière ligne droite ? Pas sûr.

Étoile sans lumière (Marcel Blistène, 1945)

Duel au sommet entre Mila en mode « classe toute » (surprenant ?) et Édith, un peu moins mal photographiée – et, partant, bien moins monstrueuse – que dans la plupart de ses autres films (toujours ça de pris). Tout au long de la première partie de ce drame ronronnant, la première interprète le rôle de Stella Dora (!), gloire du Muet malmenée par le Parlant naissant, qui ne met guère en valeur sa voix parlée (exagérément aigrelette) et sa voix chantée (encore plus désagréable à l’oreille). Afin de sauver et la carrière de Stella, qu’il a lancée quelques années auparavant, son imprésario et amant imagine d’engager la Môme, dénichée dans l’arrière-boutique de l’auberge zéro étoile de province dont elle récurait les sols, afin de servir de « doublure vocale » à sa protégée. Résultat prévisible : la gentille Madeleine/Piaf attire l’attention d’un producteur, lui très vicelard, et l’insupportable Stella/Mila en conçoit tellement de dépit qu’elle en précipite son élégant coupé sport contre le premier platane venu. En guise de conclusion, le fantôme de Mila fait en sorte de réapparaître assis au premier rang le soir des débuts de Piaf au music-hall, tant et qui si bien que la Môme, victime d’un brusque accès de panique, s’étant tapée la honte du siècle en public et aussitôt lâchée par son nouvel imprésario, n’a plus qu’à s’en retourner récurer les sols en province. Un malheur n’arrivant jamais seul, c’est en compagnie d’Yves Montand, bourrin et bovin comme tout – le personnage le veut ainsi – qu’elle repart s’enterrer dans son village. Vainqueure par KO : Mila, en dépit d’une fin somme toute tragique.

La Belle et la Bête (Jean Cocteau & René Clément, 1945)

Tiré cahin-caha par Jean Cocteau des contes du même nom de Suzanne de Villeneuve puis de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête reste l’un des deux œuvres cinématographiques les plus célèbres jamais interprétés par Mila, à égalité avec La Règle du jeu (ce qui est bien), loin devant Donne-moi tes yeux ou Le Plaisir (ce qui l’est moins). Bourré de qualités, mais pétri de défauts, ce premier long-métrage du Poète que l’on sait, reste avant tout un très grand film de Christian Bérard, décorateur et costumier de génie. Il a également marqué, au terme d’un tournage chaotique ayant vu se multiplier les catastrophes en tous genres, les retrouvailles face caméra, trois ans après les prises de vues du Lit à colonnes, entre l’actrice et de son ex-boy friend – devenu « ami pour la vie » et il le restera jusqu’à sa disparition, un demi-siècle plus tard – Jean Marais. La légende veut que Cocteau ait longtemps caressé le projet de devenir le père adoptif d’un enfant au pedigree parfait, que « Jeannot » aurait fait à Mila. Le projet demeura lettre morte, mais le Poète n’en offrit pas moins à sa rivale et amie la plus teigneuse des deux méchantes sœurs de la « Belle » Josette Day, celui de la seconde sœur, plus stupide, que méchante et stupide en étant échu à la plus qu’adroite Nane Germon. Magie du cinéma, la pureté de Belle eut, tout au long du film, le visage de Josette Day, prototype de l’actrice surambitieuse prête à tout – y compris signer ses contrats à l’horizontale lorsque l’occasion se présentait – pour réussir, là où la prétention et le caractère querelleur de l’odieuse Félicie se parèrent des traits de la délicieuse Mila, qui, elle, ne couchait que par amour. « Parer » n’est d’ailleurs peut-être pas, le terme qui convient, tant il est est avéré que l’actrice semble avoir été enlaidie à dessein par les éclairages pourtant subtils du chef opérateur Henri Alekan. Plus grave, elle s’accommode on ne peut plus mal – il en est d’ailleurs de même pour ses partenaires Nane Germon et Michel Auclair – du surjeu permanent réclamé par Cocteau à ceux de ses interprètes chargés de personnifier ses « personnages-repoussoirs ». À défaut d’avoir décroché, tout au long de La Belle et la Bête, son emploi le plus inoubliable, Mila y gagna une sorte de prime au courage valant toutes les Légions d’honneur du monde : elle sut endosser avec aplomb et probité un rôle ingratissime au propre comme au figuré et, victime d’une méchante chute de cheval survenue pendant les prises de vues, n’en poursuivit pas moins jusqu’à son terme, comme si de rien n’était, le tournage de ce film rien moins que surévalué.

Rêves d’amour (Christian Stengel, 1946)

Paul Vecchiali – on peut lui faire confiance – tient simultanément Rêves d’amour, drame en costumes d’époque du catalogue Pathé toujours en attente de restauration (et, partant, invisible depuis des lustres), pour le chef-d’œuvre absolu de son metteur en scène, Christian Stengel, et pour le film ayant offert son meilleur rôle de cinéma à Pierre Richard-Willm, « léger, sensuel, enfiévré, délicat, subtil, génial donc à l’image du grand compositeur », dont il marqua également les adieux prématurés au Septième Art. Le grand compositeur en question, c’est Franz Liszt, ne cessant, pour les besoins du scénario – ce au vu des très rares extraits dénichés sur la Toile –, de se confronter aux affres de la création que pour laisser naviguer son cœur entre Annie Ducaux-Marie d’Agoult et Mila Parely-George Sand, meilleures amies et néanmoins rivales. Et Mila de rendosser, huit ans près les représentations d’Un monde fou (Sacha Guitry, 1938), le costume masculin trois pièces pour les besoins d’un rôle. Mais qu’attendent les décideurs de Pathé pour remettre dans sur le marché du DVD ou du Blu-ray ces Rêves d’amour adaptés d’une comédie de René Fauchois (l’auteur de Boudu sauvé des eaux) et jamais réédités depuis leur première sortie en salles, mais dont – aux dernières nouvelles – une copie parfaitement exploitable dormirait toujours aux Archives du Film du CNC.

Mission à Tanger (André Hunebelle, 1949)

Premier volet d’une série de comédies policières mises en scène, à raison d’une par an, par l’ex-maître verrier André Hunebelle, devenu réalisateur – « cinéaste » serait excessif – sur le tard, avec pour héros récurrent le détective Georges Masse, personnifié avec ce qu’il faut de chic et d’aisance par Raymond Rouleau, Mission à Tanger est sans doute également le plus réussi du lot, que servent de bout en bout un scénario plus qu’habile et un générique pléthorique, mais choisi, croulant sous le poids cumulé des seconds rôles et des troisièmes couteaux. Mila, qui avait fait ses gammes sous la direction de Rudy Vallée une quinzaine d’années auparavant, crève une fois de plus l’écran dans le rôle d’une chanteuse d’orchestre typique expatrié au Maroc, ne cessant de disputer le cœur d’artichaut de Georges Masse à la blonde Gaby Sylvia, qui finira par emporter le morceau. Bonne perdante, elle se consolera de sa défaite en se laissant entraîner sur la piste de danse par Louis de Funès « première période », général sud-américain d’opérette ayant, lui aussi, atterri à Tanger, on ne sait comment, et en profitera pour croiser à l’écran, l’espace d’une nanoseconde, la future baronne de Rothschild, elle distribuée dans une silhouette.

Le Plaisir : La Maison Tellier (Max Ophuls, 1951)

Le treizième et dernier « fragment » du présent inventaire nous offrait une occasion par trop superbe de rendre hommage à Raymond Chirat (1922-2015) pour ne pas la saisir au vol. Lors de la rédaction du premier ouvrage en date publié par L’@ide-Mémoire, à l’automne 2005, il s’était fendu, à notre demande, de portraits circonstanciés des interprètes féminines du Plaisir, qu’il tenait à raison – nous aussi – pour l’un des plus grands films de l’histoire du Cinéma français. De sa plume experte, volontiers prompte à décerner les éloges lorsque les circonstances l’exigeaient, il évoqua ainsi le souvenir mêlé de Danielle Darrieux, de Ginette Leclerc, de Gaby Morlay, de Madeleine Renaud, de Simone Simon, mais aussi, peut-être avec une tendresse encore plus marquée, celui de Mila Parely. Texte que nous reproduisons quasiment in extenso : « L’Orientale, la silencieuse, sultane ou esclave qui distille les songes aux hommes fatigués, la nostalgie aux marins désœuvrés, c’est Raphaèle, femme des ailleurs et des désespérances. Une sylphide échappée d’on ne sait quel harem, qui s’allonge, indolente, sur les coussins de la Maison Tellier. Magicienne, elle confère un éclat trouble à ses colliers de pacotille, à ses bracelets de verroterie. Les parfums d’Arabie entêtent au jeu de ses écharpes. Elle se tait, écoute encore ceux qu’elle endort doucement. Raphaëlle fournit à la Maison Tellier un exotisme de bon aloi. Les notables la craignent comme un craint un reptile, mais les matelots quêtent ses enlacements. De quels lointains rivages la « Belle Juive » de l’ami Maupassant s’est-elle évadée ? Elle est à l’image de l’interprète. L’envoûtante Mila Parely acceptait le moindre rôle, sûre de le marquer et de l’imposer. Elle a su, au temps de Vichy, auréoler de beauté, dans des toilettes vaporeuses, les plus romanesques démons : ceux qui épouvantaient Monsieur des Lourdines et la famille Roquevillard. À la veille de la défaite, elle trépidait dans les salons de La Règle du jeu. Passé l’orage, elle s’est pavanée dans les atours « Grand Siècle » de l’orgueilleuse Félicie, sœur de la Belle en attente de la Bête. Elle a tout joué avec une apparente désinvolture et un brillant jamais terni : demoiselle du pavé (Circonstances atténuantes), tricoteuse cruelle (Remontons les Champs-Élysées), nonne compatissante (Les Anges du péché), Tarquine de L’Esclave blanche, Yada du Lit à colonnes… Guitry l’admirait, comme Cocteau. Son rôle dans Le Plaisir fut son chant du cygne. Elle s’est tue, sans regret, nous abandonnant Raphaèle, la fascinante, aux yeux mi-clos et au corps alangui. » Raymond Chirat, © L’@ide-Mémoire Éditeur, 2005/2006.

Morel De Méral.

Crédits photos : Remontons les Champs- Élysées /, Gaumont, D.R. / L’Esclave blanche, Éditions Lobster / Rêves d’amour, Pathé, D.R. / Le Père Serge, Éditions LCJ / Étoile sans lumière, M6 Vidéo / Mission à Tanger, Éditions René Chateau-La Mémoire du cinéma, D.R. / Le Plaisir, Gaumont, D.R.

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